La crise que nous visons est probablement sans précédent, en particulier par sa double dimension : une crise économique d’une part (crise de chiffre d’affaires, crise des chaines de production, crise de liquidité et de paiement, crise de l’emploi, etc) et d’autre part une crise sanitaire liée à une pandémie invisible, difficile à comprendre et pour laquelle nous avons peu de références. Elle engendre bien logiquement un climat de peur et de défiance : la peur d’être touché dans son intégrité ou dans celles de ses proches mais aussi la peur pour notre futur. L’anxiété devient alors la norme.
Or face à cette double crise, le management a mobilisé massivement et brutalement le travail à distance avec son lot de conséquences négatives : un rapport au travail froid et orienté vers l’efficacité. Les conf calls sont dénués d’échanges informels et de temps « perdu » à discuter de choses qui paraissent être du bavardage mais dont les chercheurs en sciences sociales ont montré qu’elles assurent une grande partie du lien social, des régulations et innovations quotidiennes dans l’entreprise. Et sans cet informel, les collectifs se fragilisent en se deshumanisant. Ce sens du collectif constituait depuis toujours une des défenses contre la peur en permettant par exemple l’échange et l’humour qui relativisent et rassurent tout en permettant la créativité organisationnelle. A l’anxiété exogène liée à la crise, s’ajoute donc un management digitalement froid et sec.
A cela s’ajoute que nous avons été pris par surprise : le travail à distance, tel que nous le pratiquons actuellement, n’a pas été anticipé. Les bonnes pratiques sont en cours de création et n’ont pas été partagées partout. Qui peut dire qu’il sait, au sens propre, manager et travailler à distance ? qui connait vraiment les pièges et les erreurs à ne pas commettre dans les relations digitales de travail ? Et même, individuellement, on gère donc mal sa fatigue, son isolement accru, ses besoins d’échanges avec les collègues. Pour ceux qui sont restés à la maison loin du travail sur le terrain, nous enchaînons frénétiquement les webinars et conf call qui nous épuisent, nous agacent et nous détournent du sens de notre engagement. Sans parler des débordements sur notre vie privée. Nous découvrons doucement ce qu’il faut faire alors que l’urgence est partout.
Pire encore, certaines entreprises font face à un rapport très inégalitaire du travail à distance avec des cadres qui en bénéficient quand beaucoup de non-cadres se retrouvent en première ligne dans des situations de dangerosité très supérieure. Le contrat social et psychologique ainsi que les promesses d’équité vont sortir bien fragilisés de cette crise.
Et demain se rajoutera une autre problématique : comment reprendrons-nous le chemin de l’entreprise ? avec des masques, des distances de sécurité imposées ? des réunions avec des collègues à l’autre bout de la salle et d’autres branchés sur la conf call. On nous promet une distance froide dans une reprise chaude, voire bouillante. Comment accélérer pour relancer nos entreprises dans cette anxiété et cette complexité accrues et probablement pérennes ?
«Loin des yeux, loin du cœur» : la distance, les emails écornent les relations. Les non-dit deviennent des malentendus, les phrases écrites restent et se judiciarisent. La juste distance émotionnelle ne peut plus être régulée par la présence dans la même pièce pour se dire les choses avec vérité et sincérité. Toutes les entreprises se posent alors la question de recréer une dynamique de performance dans le nouveau monde du «phygital».
Que ferons-nous demain avec les masques sans se serrer la main, en étant loin dans les bureaux, regardant avec inquiétude le collègue qui toussote ? Comment accepterons-nous ces règles ? il s’agira de faire redémarrer les entreprises avec la focalisation sur l’exécution dans ce contexte où les procédures seront à respecter à la lettre et l’anxiété toujours présente. Le risque est réel que la souplesse et la plasticité des marges de manœuvre soient passées à la trappe.
Peut-être faut-il alors revenir à des valeurs fondamentalement humaines, si humaines qu’elles en paraissent quelques fois un peu simplettes : la confiance et la bienveillance. Sans elles, rien ne peut advenir. C’est la confiance que chacun a pour son manager, son équipe et son entreprise qui permettront de se relever de la crise. C’est la bienveillance qui permet aux collaborateurs d’accepter leur vulnérabilité. Face aux tentations cyniques et égoïstes, c’est sans doute le meilleur antidote. Les risques du « rien à foutre » ou du sentiment d’injustice sont réels.
Il s’agit de se comporter de manière bienveillante et confiante pour lutter contre la tentation de repli, la peur de l’autre et de la contamination sociale. Ces mois de confinement ont mis à mal notre confiance en l’avenir et pour dépasser nos peurs, il faudra plus que jamais créer une autre expression de la bienveillance et de la confiance dans ce nouveau monde « phygital ».
Or tout l’enjeu est de sortir la bienveillance et la confiance du discours lénifiant et bien-pensant de la simple qualité humaine. Nous ne sommes pas bienveillants et confiants par nature. Au même titre que nous ne sommes pas attentifs ou respectueux des règles sanitaires par nature. Non, la bienveillance et la confiance sont des partis pris volontaires appuyés sur des compétences et des actions délibérées. Elles relèvent donc de la compétence et de la technique managériale. La question n’est donc pas : comment être bienveillant et confiant mais comment agir de manière bienveillante et confiante, tout particulièrement aujourd’hui ? Au même titre que la prévention de la pandémie passait par la généralisation de gestes barrières, , la restauration de nos collectifs doit passer par des véritables gestes barrières liés à la confiance et la bienveillance !
Alors, quels sont ces gestes pour la confiance et la bienveillance ? En voici les principaux, selon nous :
• Réaffirmer la confiance que l’on a en chacun en appliquant scrupuleusement le principe de subsidiarité où chaque décision est prise au bon niveau. Que chacun puisse ainsi exercer sa faculté de jugement et ses responsabilités pour renforcer ainsi son sentiment de contrôle et de satisfaction personnelle face à cette crise qui a fragilisé la confiance en soi.
• Alléger les procédures internes pour faciliter la vie quotidienne et être au service des collaborateurs face à la solitude de l’ordinateur qui plante, face aux papiers à remplir…
• Écourter les réunions à distance qui épuisent l’attention et distribuer la parole pour que chacun se sente inclus et reconnu.
• Réexpliquer le sens pour que chacun puisse se projeter et expliquer ainsi les défis que rencontre l’entreprise. Plus que jamais, nous avons besoin de comprendre et d’avoir une vision globale des enjeux, des contraintes et la stratégie à mettre en place par nos organisations pour engager la reprise. Idéalement il faudra associer tous les collaborateurs à cette co-construction des actions opérationnelles.
• Créer de la sécurité émotionnelle pour lutter contre nos craintes ancestrales qui ont été ravivées. Face à nos peurs d’être absorbés, dissolus, mangés et de disparaître, il faudra agir avec détermination pour créer un terreau d’accueil émotionnel. Si certaines décisions étaient dures à prendre, elles ne pourraient faire l’économie d’une disposition bienveillante vis-à-vis de l’autre :
- Une attention et une écoute accentuées des émotions et des « signaux faibles » au travers du téléphone, de l’écran ou du masque
- Un accueil sans jugement de ce qui est dit ; les conditions exceptionnelles doivent amener autant de tolérance que de fermeté
- Une exagération de la douceur et de l’empathie « soyez doux par principe : vous ne connaissez par leurs problèmes ». Nos collègues ont perdu des proches, ont été malades, ont été isolés, ont perdu leurs repères. Il ne serait pas tolérable de ne pas montrer d’empathie.
Comme pour la pandémie, il y a des gestes barrières génériques et des gestes barrières qui dépendent de votre entreprise, de son activité et de ses spécificités. Mais, une chose est certaine, tous ces gestes barrières de la bienveillance et de la confiance, pour relancer nos entreprises, placent plus que jamais l’humain au centre de l’organisation. Inventons les ensemble.
Olivier Truong (promotion 96) et Fabien De Geuser (professeur Escp)